La notion même de « vivant » est au cœur de nombreux débats contemporains : avec le développement de la génétique, l’homme a désormais le pouvoir inouï de travailler la vie comme un matériau, ce qui soulève de graves problèmes éthiques que la science à elle seule ne peut sans doute pas résoudre.
1. Comment définir ce qu’est le vivant ?
• Selon Aristote, il faut distinguer les êtres animés des êtres inanimés, c’est-à-dire ceux qui ont une âme et ceux qui en sont dépourvus. Aristote nomme donc « âme » le principe vital de tout être vivant, et en distingue trois sortes. L’âme végétative est la seule que possèdent les végétaux : elle assure la nutrition et la reproduction. À celle-ci s’ajoute, chez les animaux,
l’âme sensitive, principe de la sensation. L’homme est le seul de tous les vivants à posséder en plus une âme intellective, principe de la pensée.
• On voit ici que l’âme végétative est de toute la plus fondamentale : pour Aristote vivre, c’est avant tout « se nourrir, croître et dépérir par soi-même ». Cela signifie que le vivant se différencie de l’inerte par une dynamique interne, par une autonomie de fonctionnement qui se manifeste dans un ensemble d’activités propres à maintenir la vie de l’individu comme de l’espèce.
2. Quelles sont les caractéristiques du vivant ? • Le biochimiste Jacques Monod pose trois caractéristiques propres au vivant : un être vivant est un
individu indivisible formant un tout cohérent, possédant une dynamique interne de fonctionnement et doué d’une autonomie relative par rapport à un milieu auquel il peut s’adapter. La première caractéristique de tout être vivant, c’est alors la morphogénèse autonome qui se manifeste par exemple dans la cicatrisation : le vivant produit lui-même sa propre forme et est capable de la réparer.
• Ensuite, tout être vivant possède une invariance reproductive : les systèmes vivants en produisent d’autres qui conservent toutes les caractéristiques de l’espèce.
• Enfin, tout être vivant est un système où chaque partie existe en vue du tout, et où le tout n’existe que par ses parties : le vivant se caractérise par sa téléonomie, parce que c’est la fonction qui définit l’organe. On nomme organisme cette organisation d’organes interdépendants orientée vers une finalité.
3. La finalité est-elle nécessaire pour penser le vivant ? • Dans le vivant, la vie semble être à elle-même sa propre finalité : c’est ce que Kant nomme la « finalité interne ». Le vivant veut persévérer dans l’existence, et c’est pourquoi il n’est pas indifférent à son milieu, mais fuit le nocif et recherche le favorable. La vie veut vivre : tout dans l’être vivant semble tendre vers cette fin.
• Devant l’harmonie des différentes parties d’un organisme, il est alors tentant de justifier l’existence des organes par la nécessité des fonctions à remplir, et non l’inverse, en faisant comme si l’idée du tout à produire guidait effectivement la production des parties. Cela présuppose que l’effet ou la fin sont premiers, ce qui
est scientifiquement inadmissible : la biologie va opposer à notre compréhension naturelle du vivant par les fins une explication mécaniste.
4. Qu’est-ce que l’explication mécaniste du vivant ? • C’est Descartes qui fonde l’entente mécaniste du vivant : il s’agit de comprendre l’organisme non plus à partir de fins imaginées, mais à partir des causes constatables (ne plus dire par exemple que l’œil est fait pour voir, mais décrire les processus par lesquels l’œil transforme un stimulus visuel en influx nerveux). Il faut pour cela réduire le fonctionnement du corps vivant à un ensemble de mécanismes physiques et chimiques pour pouvoir en dégager des lois.
5. Peut-on connaître le vivant ?
• Remarquons le paradoxe : pour connaître le vivant, il faut le détruire. La dissection tue l’animal étudié, et la biochimie énonce des lois qui ne sont plus spécifiques au vivant : une cellule cancéreuse, une cellule saine et même la matière inerte obéissent aux mêmes lois chimiques. La vie est un concept que la biologie n’a cessé de réfuter, parce qu’il n’est pas étudiable scientifiquement : les problèmes éthiques contemporains se posent, parce que pour le biochimiste, il n’y a plus de vie à respecter (il n’y a pas de vie dans une molécule d’ADN), il n’y a qu’une organisation particulière de la matière.
• Bergson montre que l’intelligence a pour rôle d’analyser et de décomposer : au fur et à mesure qu’elle s’empare du vivant, elle le décompose en des réactions mécaniques qui nous font perdre le vitalisme de la vie.
6. La biologie est-elle une science impossible ? • La biologie moderne se rapproche de plus en plus de la biochimie ; par là, elle perd son objet : la vie. Le biologiste
Jacob von Uexküll envisage une autre possibilité : ne plus considérer le vivant comme un objet d’études, mais comme un sujet ouvert à un milieu avec lequel il est en constante interaction.
• Comprendre le vivant, ce n’est pas le disséquer ou l’analyser, c’est établir les relations dynamiques qu’il entretient avec son environnement : chaque espèce vit dans un milieu unique en son genre et n’est sensible qu’à un nombre limité de stimuli qui définissent ses possibilités d’action. La vie se définit alors non comme un ensemble de normes et de lois analysables, mais comme une « normativité » (Canguilhem). Ce qui caractérise le vivant, ce n’est pas un ensemble de lois mécaniques, c’est qu’il est capable de s’adapter à son milieu en établissant de nouvelles normes vitales.
La citation
« Un vivant est normal dans un milieu donné pour autant qu’il est la solution morphologique et fonctionnelle trouvée par la vie pour répondre à toutes les exigences du milieu. »
(Canguilhem)