INTRODUCTION
Une réflexion sur la culture ne saurait être pertinente si en son point de départ,
elle ne prend pas en charge l’examen de la notion de nature. Lorsque nous évoquons ce
dernier, ce qui vient le plus souvent à notre esprit c’est le milieu physique dans lequel
nous vivons ; la campagne, la forêt, etc. En fait cette nature est loin d’être vierge. Le
travail humain y a laissé des traces parfois en transformant littéralement le paysage.
Pourtant, il arrive des fois où la nature est intacte. Nous sommes alors en face d’espaces
privilégiés et nous sommes particulièrement sensibles à l’absence de l’homme ici. C’est
dire historiquement que, le labeur humain continue de modifier le milieu naturel, ce qui
provoque parfois et de plus en plus les cris d’alarme des écologistes. Il est vrai qu’en
défendant la nature, l’homme assure sa propre défense en tant que membre privilégié de
cette nature. Dans le contexte de notre étude l’idée de nature renvoie plutôt à
l’expression nature humaine. On entend par là l’essence de l’homme, l’ensemble des
caractères qui fondamentalement définissent l’être humain. Cette nature humaine assez
difficile à maîtriser peut recevoir une définition négative. La nature humaine c’est tout
ce qui dans l’homme échappe à la civilisation. La nature traduit donc l’inné, ce que nous
apportons avec nous à notre naissance (na tus= naître). Ainsi donc, la nature relève de
l’originel, c’est-à-dire au plan biologique ce qui est du domaine de l’hérédité. Quant à la
culture elle signifie au sens sociologique de ce terme l’ensemble des formes acquises de
comportements qu’un groupe d’individus, unis par une tradition commune transmettent
à leurs enfants. Donc la culture relève de l’acquis et elle est transmise aux autres
générations à travers l’héritage social. Globalement, la question est ici de savoir quels
rapports s’établissent au niveau de l’humain entre ce qui est inné et ce qui est acquis,
entre la nature et la culture.
I/-A PROPOS DE LA NATURE HUMAINE
Par nature humaine, on entend d’abord l’ensemble des discours physiques à
partir desquels, on reconnaît l’humain par opposition à l’animal. Il s’agit donc du corps
même de l’être humain ce qui chez lui apparaît comme le plus naturel parce qu’étant
strictement physique. Pourtant il n’existe aucune société qui accepte de laisser le corps
dans son initial. En effet les coiffures, les cosmétiques, les tatouages, les vêtements, les
parures ne cessent de modifier le corps dans son aspect et parfois dans ses utilisations.
On voit ici une première tentative de remettre en question l’existence et l’acceptation
d’une nature humaine spécifique.
Dans un autre sens, la nature humaine traduirait plutôt des caractéristiques de
l’homme au plan spirituel :
Association des instincts à la raison, reconnaissance des règles morales, existence
de sentiments. Ces éléments rendent compte au plan spirituel de la nature humaine. Cette
dernière se manifeste dans tout son éclat à l’intérieur d’un état de nature perçu comme
premier stade de la vie de l’homme. Il faut souligner que ces matériaux qui signalent la
nature humaine présentent une grande malléabilité. C’est pourquoi comparée à n’importe
quelle espèce animale, l’espèce humaine fait preuve des plus grandes facultés d’adaptation
et de diversification de ses comportements. C’est ainsi que l’on parle de « perfectibilité »
de l’homme pour employer l’expression de Rousseau dans « le Discours sur l’inégalité ».
Pourtant, c’est en insistant sur les capacités d’adaptation de l’homme à diverses situations
que des auteurs comme Sartre rejette toute idée de nature humaine. Dire que chez
l’homme « l’existence précède l’essence » c’est affirmer l’inexistence d’une nature
humaine a priori. D’ailleurs, la philosophie existentialiste athée précise une telle idée en
montrant que nous sommes tous en situation, il n’y a pas de nature humaine, il n’y a que
des conditions humaines. Sur le même axe, l’existence même d’un état de nature est
contestée. En fait, il ne s’agirait que d’une hypothèse de travail devant permettre
d’expliquer par exemple chez Rousseau « d’où vient le contrat social ? » . D’ailleurs
l’auteur parlant de cet état de nature, le présente comme étant « Un état qui n’existe pas,
qui n’a peut-être jamais existé et qui n’existera plus ». Au total, l’idée d’une nature
humaine est discutable dans ces différents aspects tant il est vrai que cette nature a plutôt
tendance à s’épanouir en culture.
II/-DE LA NATURE A LA CULTURE
Selon un mythe platonicien qui fonctionne dans le PROTAGORAS, les dieux lors
de la création du monde chargèrent EPIMETHEE d’attribuer à chacune des espèces des
qualités propres qui sont nécessaires à leur existence. Il fit la distribution mais oublia
l’espèce humaine. Pour réparer cet oubli Prométhée vola le secret de la connaissance
technique et du feu et l’offrit à l’homme pour lui permettre de survivre. Ce mythe signifie
que l’être humain est originairement nu et qu’il ne réussit à se protéger qu’en ayant recours
à la technique et à la connaissance (savoir symbolisé par le feu). C’est cette nudité
primitive qui a été recouverte par la culture laquelle ne se manifeste véritablement que lors
que les hommes cessent de vivre dispersés. Ainsi, il est généralement admis que la culture
est co-naissante à la vie en société. L’hypothèse de l’état de nature a justement été avancée
pour expliquer d’où l’homme est parti pour aboutir à un état civil ou émergerait la culture.
La théorie de l’état de nature en tant qu’état pré-culturel a été surtout défendue par
HOBBES et par Rousseau.
Pour l’auteur du Léviathan (HOBBES) la violence est omniprésente dans l’état de
nature. C’est donc pour échapper à cette violence destructive du genre humain que les
hommes ont accepté de passer un contrat par lequel ils se dépouillent de tous leurs droits et
libertés au profit d’un souverain appelé Léviathan. Ainsi, ils perdent leurs libertés mais
trouvent une paix qui permettant de multiplier les contacts est à la base de l’émergence
d’une vie sociale. Cette dernière est justement la condition de la culture. Quant à
Rousseau, il montre que la sortie de l’état de nature se posait comme impératif pour
l’homme « Je suppose les hommes parvenus à ce point ou les obstacles qui nuisent à
leur conservation dans l’état de nature l’emportent sur les forces que chaque individu
peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus
subsister et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être ». Ce
changement de manière d’être se traduit justement par l’établissement d’un pacte social ou
contrat lequel marque le passage de l’état civil à l’état de culture. Il apparaît ainsi que la
société est la condition sine qua non de la culture. C’est ce qu’on peut d’ailleurs remarquer
dans ces propos de Jean ITARD « Jeté sur ce globe sans force physique et sans idée
innées, l’homme ne peut trouver qu’au sein de la société sa place éminente. Il serait sans
la civilisation un des plus faibles et des moins intelligents des animaux ». Il faut dire que
le docteur J. ITARD est celui qui au 19e
siècle recueillit l’enfant sauvage Victor de
l’Aveyron et tenta de l’éduquer ; ce qui l’amena à poser le problème des rapports de la
nature et de la culture. Cette illustration se trouve dans le livre de Lucien MALSON « Les
enfants sauvages ». Par ailleurs, si l’homme n’est lui-même que par la société, cela donne
à la communication et donc au langage une importance primordiale. C’est dans ce contexte
que répondant à la question de savoir quel est le signe que l’on admet comme représentatif
de la culture ? Claude Lévi-Strauss répond « On a défini l’homme comme homo faber,
fabricateur d’outils en voyant dans ce caractère la marque même de la culture. J’avoue
que je ne suis pas d’accord, l’un de mes buts essentiels a toujours été de placer la ligne
de démarcation entre culture et nature, non dans l’outillage mais dans le langage
articulé. C’est là vraiment que le saut se fait. Le langage m’apparaît comme le fait
culturel par excellence ».
III/-CONFLITS ET COLLABORATION DES CULTURES
En tant qu’éléments caractéristiques des différentes sociétés humaines, les cultures
ne se ressemblent pas. Leur contact n’est pas toujours serein et il n’est pas impossible que
cela se passe en terme de conflit. De ce point de vue, la tentation est grande d’élaborer des
jugements de valeur sur les différentes cultures. Il s’agit alors d’affirmer la supériorité
d’une culture sur une autre. En fait chaque homme a tendance à considérer son milieu, sa
culture comme supérieurs aux autres. On parle alors d’ethnocentrisme terme créé par
l’anthropologue SUMNER « L’ethnocentrisme est une vue des choses selon laquelle son
propre groupe est le centre de tout et tous les autres groupes sont pesés par référence à
lui. Chaque groupe nourrit sa propre fierté et sa vanité, clame sa supériorité, exalte ses
propres divinités et regarde avec mépris les profanes ». On peut donc dire que chaque
peuple est persuadé que ses manières de vivre et de faire sont les meilleures. Cet
ethnocentrisme est normal. Il participe même du processus enculturation. Mais,
l’ethnocentrisme devient véritablement problématique quand il se pose en terme de
négation totale de toutes les autres. C’est ainsi par exemple que l’antiquité confondait sous
le nom de barbare tout ce qui ne participait pas de la grecque. Dans la même mouvance,
l’occident a utilisé le terme de sauvage pour caractériser tout ce qui n’était pas occidental.
On parle ici d’un ethnocentrisme militant. Dans cet ordre d’idées, certains auteurs ont fait
montre d’un extrémisme évident. Allant jusqu’à affirmer la virginité culturelle de certaines
sociétés. On peut ici convoquer Hegel qui disait dans « Leçons sur l’histoire de la
philosophie » « L’Afrique est le pays de l’enfance qui au-delà du jour de l’histoire
consciente est enveloppée dans la couleur noire de la nuit. Le nègre représente l’homme
naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance ».
Sur le même plan le français Lévy BRUHL affirme que « Les sociétés inférieures
étaient régies par une mentalité prélogique et mythique, qualitativement différente de la
logique propre à l’homme civilisé d’Europe » tiré de Les fonctions mentales dans les
sociétés inférieures. Ces dernières positions se situent dans la mouvance d’une
hiérarchisation des cultures, ce que rejette totalement l’école du culturalisme (1820). Il
s’agit là d’une doctrine sociologique qui s’est développée aux Etats-Unis et qui a
considérablement ruiné les thèses d’auteurs tels que Hegel ou Lévy BRUHL. Cette
doctrine saisit, définit la culture dans un sens très large en disant que c’est l’ensemble des
produits de l’activité des hommes vivant en société. Sur ce plan Margaret Mead propose
l’approche suivante « le mot culture désigne non seulement les traditions artistiques,
scientifiques, religieuses et philosophiques d’une société, mais encore ses techniques
propres, ses coutumes politiques et les mille usages qui caractérisent sa vie
quotidienne ». Ainsi donc pour l’école culturaliste, ce qu’il faut mettre en avant c’est la
notion de relativisme culturel. Elle consisterait à dire qu’aucune culture n’est réductible à
une autre. La « culture humaine » se présente comme un grand éventail sur lequel sont
rangées les différentes possibilités qu’offrent une époque et un milieu. Chaque culture
sélectionne les segments de cet éventail. C’est ce choix entre plusieurs possibilités qui fait
l’originalité de chaque culture. On peut ainsi dire que chaque culture insiste sur certains
aspects plutôt que sur d’autres. Les culturalistes montrent que chaque culture a un pattern
(modèle) c’est à dire un esprit dominant. Mais en insistant sur la particularité des cultures,
l’école américaine n’oublie pas de côté leurs nécessaires contacts en terme de
collaboration. De fait, aucune culture n’est absolument pure chacune recèle des
contributions étrangères. En ce sens il n’y a pas de culture seule, mais des cultures en
coalition les unes avec les autres. C’est le sens du propos de Césaire « Toute civilisation,
qui a tendance à se replier sur elle-même s’étiole ». Ainsi donc l’idée d’un dialogue des
cultures apparaît comme pertinente et historiquement vérifiée. Par contre, l’idée d’une
civilisation de l’universel est moins évidente. Très souvent elle vise à gommer les
différences entre culture, ce qui revient à rejeter le droit à l’altérité. Au fond l’idée d’une
civilisation de l’universel semble fonctionner comme un horizon vers lequel nous allons
mais qui recule toujours à notre approche se situant sur un terrain de réflexion éthique.
Lévi- Strauss énonce un point de vue qui a le mérite de poser correctement le problème et
d’esquisser les éléments de solution « Il ne peut y avoir une civilisation mondiale au sens
absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence
de cultures offrant entre elles le maximum de diversité et consiste même en cette
coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition à
l’échelle mondiale de cultures préservant chacune son originalité ».
CONFLIT ENTRE NATURE ET CULTURE
L’homme est un être naturel caractérisé par le fait qu’il est créateur de culture. En
lui, le biologique et le social se trouvent intimement liés. La part de culture ne saurait
cependant recouvrir totalement ce que l’homme a de naturel. On peut dire que les
institutions culturelles que nous créons, ont pour fonction d’organiser nos instincts
naturels. L’équilibre de l’homme réside donc dans une bonne harmonie entre « sa
naturalité » et sa « culturalité ». A ce titre d’exemple on peut dire que le mariage apparaît
comme l’institution culturelle par excellence susceptible d’organiser dans la communauté
des hommes la manifestation des désirs naturels, sexuels. Il semble pourtant que cette
harmonie entre nature et culture ne soit pas toujours présentée au niveau de l’humain. Le
psychanalyste Freud aura été un des premiers auteurs à mettre l’accent sur ce problème de
manière pertinente. Dans un texte intitule L’avenir d’une illusion il pose le problème
dans les termes suivants « Il est curieux que les hommes qui savent si mal vivre dans
l’isolement se sentent cependant lourdement opprimés par les sacrifices que la
civilisation attend d’eux afin de leur rendre possible la vie en commun ». Il semble ainsi
que la civilisation repose essentiellement sur des sacrifices que nous devons opérer en
particulier elle repose sur la répression de nos instincts. C’est dire que la société civilisée
rejette toute idée de libre satisfaction des désirs instinctuels de l’homme. Se pose alors la
question de savoir pourquoi la civilisation a un caractère répressif ? Répondant à cette
question le philosophe américain d’origine allemande Marcuse (1898-1979) montre que
cette répression se justifie historiquement par la nécessité de combler le fossé entre la
production économique et les besoins des hommes dans les formations sociales pré-
capitalistes. On y est parvenu en faisant trois choses essentielles d’abord on a limité
fortement les loisirs des travailleurs ensuite on a sévèrement contrôlé et contraint leur vie
sexuelle enfin on a démultiplié les heures de travail. On voit donc ici que le caractère
répressif de la civilisation à une dimension fonctionnelle et utilitaire. En réalité, la vie
individuelle du travailleur est sacrifiée sur l’autel du progrès et du développement.
Poursuivant son analyse, Marcuse montre qu’aujourd’hui on est parvenu à un niveau de
développement et une capacité de production telle que la répression n’est plus nécessaire,
elle n’est plus utile et puisqu’elle continue elle devient une sur-répression. Voilà ce qui
explique un peu le rejet par l’homme contemporain de la civilisation. De fait cette sur-
répression se traduit par un sur- travail (en excès) ayant pour conséquences possibles un
épuisement des ressources, des crises de surproduction et aussi la création effrénée de
produits qui ne sont pas toujours utiles. C’est ainsi que sont jetées les bases de ce qu’on
appelle « la société de consommation ». C’est aussi dans ce contexte que l’on assiste à
l’avènement de la publicité laquelle repose sur une connaissance approfondie des
mécanismes psychologiques de l’individu et du groupe.
Pour Marcuse, l’homme a aujourd’hui les moyens de vivre en travaillant peu et
sans avoir besoin de réprimer ses instincts ou de limiter ses loisirs. C’est dans ce cadre
qu’il développe l’idée d’une « civilisation non répressive qui doit être fondée sur des
relation radicalement différentes entre l’homme et la nature ». Pour lui le vingtième
siècle doit consacrer un homme jetant un regard moins hostile et plus constructif sur la
nature et sur sa propre nature. Pourtant aussi séduisante que soit cette analyse de Marcuse,
elle doit être fortement nuancée, relativisée quand on tente de l’appliquer aux pays du sud.
CONCLUSION
Nature et culture sont intimement liées dans la réalité de l’être humain, ce qui fait
dire qu’il est non pertinent de vouloir les saisir séparément. D’une manière générale, la
nature humaine ne se développe réellement qu’au contact d’autrui et ne se réalise qu’au
sein d’une culture donnée. C’est dire toute l’importance de la vie en société condition sine
qua non de la manifestation de la culture. Cette dernière joue un rôle non négligeable dans
le domaine politique en particulier dans le processus de lutte pour la libération. C’est
pourquoi des intellectuels comme Amilcar CABRAL (1924-1973) l’ont toujours placée à
un niveau essentiel de leur combat. Dans un écrit intitulé l’arme de la théorie le
fondateur du P.A.I.G.C soutient que « La valeur de la culture en tant qu’élément de
résistance à la domination étrangère réside dans le fait qu’elle est la manifestation
vigoureuse sur le plan idéologique de la réalité matérielle et historique de la société
dominée ou à dominer ». On comprend alors pourquoi la domination coloniale en Afrique
ne pouvait manquer pour sa propre consolidation d’essayer de désintégrer les cultures
africaines. En effet, ainsi que le faisait remarquer le philosophe Youssouf Mbargane
GUISSE « Un peuple qui conserve intacte sa personnalité culturelle possède par la un
élément d’une valeur irremplaçable de résistance à la domination étrangère » : tiré de
Société, culture et devenir social en Afrique.